WEBERN (A. von)

WEBERN (A. von)
WEBERN (A. von)

Webern s’est efforcé de résoudre les paradoxes d’une liaison organique entre les formes contrapuntiques les plus strictes et les formes sérielles fondamentales. Poursuivant l’enseignement de Schönberg, il met en tension les structures musicales les plus ancrées dans la tradition occidentale et les recherches les plus «déchargées» de références à un vocabulaire sonore ou à une stylistique particuliers. Sans doute pourra-t-on pressentir, dans cette conception wébernienne de l’œuvre, le désir profond de parcourir un mouvement aussi ininterrompu que possible, depuis l’essence jusqu’à l’existence d’une musique.

L’origine d’une remise en question

Anton von Webern est né à Vienne (Autriche); il étudie la musicologie avec Guido Adler au Conservatoire de Vienne et reçoit, en 1906, le titre de docteur en musicologie avec une thèse sur le Choralis Constantinus de Heinrich Isaac. Webern a commencé à suivre l’enseignement de Schönberg deux ans auparavant, en 1904, et demeurera disciple de celui-ci jusqu’en 1910. La vie de Webern est assez mal connue; jusqu’en 1920, il gagne sa vie comme répétiteur, chef d’orchestre dans plusieurs théâtres d’Allemagne et d’Autriche; à partir de cette date, il se fixe à Mödling, près de Vienne, où il vit plus ou moins misérablement de cours privés. Il tente d’organiser des concerts de musique nouvelle. En 1945, il meurt assassiné (par erreur) par un soldat américain à Mittersill, près de Salzbourg.

Sa première œuvre publiée est la Passacaille , opus 1 (1908), pour orchestre; cette Passacaille , en mineur, se rattache encore à la tonalité et à l’univers stylistique mahlériens. Les résurgences de postromantisme disparaissent rapidement de l’œuvre de Webern; toutefois, demeurera dans sa conception musicale un attachement à des formes scolastiques traditionnelles telles que la passacaille, le canon, la symphonie ou la forme sonate, même à l’heure du doute le plus radical vis-à-vis de tout vocabulaire musical préétabli. Par exemple, la forme de la passacaille devient la base d’un type d’écriture contrapuntique que Schönberg avait revalorisé, et dont Webern propose des développements novateurs. L’œuvre possède déjà des propriétés qui seront déterminantes pour sa pensée musicale jusqu’à l’opus 11: dynamique généralement faible, thématique brisée par des silences fréquents. L’opus 2 de Webern est un chœur a cappella , où prédominent les principes du contrepoint: Entflieht auf leichten Kähnen , sur des textes de Stefan George; la forme du canon est à l’origine de l’architecture de l’œuvre; Webern se libère peu à peu des répétitions, périodicités qui étaient encore présentes dans les opus 1 et 2; les fonctions tonales deviennent moins polarisantes et annoncent un détachement prochain, une émancipation par rapport à la rhétorique classique. Les seuls sentiments de répétition proviennent d’événements de structures similaires et de même durée qui se succèdent; les principes de développement se dégagent des fonctions imposées par le système tonal. C’est à partir de l’opus 3 (Cinq Mélodies , sur des textes de Stefan George) et de l’opus 4 (Cinq Mélodies , également sur des textes de Stefan George) que s’opère une libération décisive: une remise en question de la tradition se fait jour, sorte de mise entre parenthèses progressive des points de repère et de la logique de l’œuvre occidentale.

Pour cette libération, comme pour les phases ultérieures déterminantes de sa création, Webern a recours à des formes vocales; René Leibowitz constate que cet affranchissement s’effectue à peu près au même moment chez Alban Berg, en particulier dans l’opus 2 (Mélodies ). Cette œuvre est suivie chez Berg d’un Quatuor à cordes ; de même, dans le cas de Webern, un Quatuor à cordes , l’opus 5, poursuit les recherches amorcées. Dans les opus 5, 6 et 7 (composés de 1908 à 1910) de Webern, s’exprime l’extrême concentration des moyens formels, réduits à l’essentiel. La forme apparaît en quelque sorte comme cristallisée. Les Cinq Mouvements pour quatuor , opus 5, sont caractéristiques de cette période par la très forte concision de certains mouvements (notamment les deuxième et quatrième): les motifs thématiques sont exploités selon une technique de variation qui permet de les percevoir sous des jours sans cesse renouvelés tout au long de l’œuvre.

Naissance d’une pensée sérielle

L’épuration se radicalise dans les Six Pièces pour grand orchestre, opus 6, et les Quatre Pièces pour violon et piano, opus 7. Le choix de «petites formes» n’est pas sans évoquer certaines formes d’art oriental, notamment le haikai japonais. Webern semble prendre plus nettement ses distances vis-à-vis de Schönberg; à partir de l’opus 5, le chromatisme de l’harmonie wébernienne paraît beaucoup plus serré que celui de Schönberg dont les œuvres s’apparentent encore largement à la stylistique d’un Brahms.

Systématisant ses prises de position, Webern écrit en 1912 un texte sur Schönberg où il insiste sur les apports négatifs de celui-ci par rapport à la tradition; c’est cet aspect antithétique que Webern poussera plus avant, et qui sera repris par les générations successives de musiciens sériels. Webern réalise cette épuration à plusieurs niveaux de composition: la dimension de ses œuvres est nécessairement réduite car les formes doivent atteindre la plus grande concentration; les sons semblent émerger du silence et retourner au silence, donnant l’impression d’être de «pures présences».

Dès cette période, Webern se détache de toute réminiscence traditionnelle: les structures contrapuntiques restent «souterraines», les hiérarchies entre mélodies principales et mélodies d’accompagnement disparaissent; les intervalles harmoniques gagnent une certaine part d’ambiguïté, leurs fonctions ne sont plus clairement prévisibles.

La notion d’intervalle est prise, dans l’œuvre de Webern, dans ses implications philosophiques, synthèse de deux notions antinomiques: l’unité et la dualité, le continu et le discontinu, le simultané et le successif, selon que l’intervalle est envisagé de manière mélodique ou harmonique.

Un des vers de Rilke, extrait des Deux Mélodies pour chant et huit instruments (1911-1912), opus 8, pourrait être pris comme phrase pivot de cette période wébernienne: «Weil ich niemals dich anhielt, halt ich dich fest» («Parce que je ne te retins jamais, je te tiens fermement»).

De même, la dédicace des Six Bagatelles , opus 9 (1913), à Berg: «Non multa sed multum – combien j’aimerais que cela puisse s’appliquer à ce que je t’offre ici», illustre la volonté de ne retenir, dans l’œuvre, que l’essentiel; jusqu’à l’opus 11, Trois Petites Pièces pour violoncelle et piano (1914), se déploie un temps éclaté où règne une alternance entre présence et absence. Le phénomène du timbre est exploité avec une conscience de plus en plus rigoureuse, développée la technique que Schönberg avait définie dans son Traité d’harmonie au niveau des timbres: la Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres).

La particularisation de chaque événement sonore n’est plus seulement obtenue à la suite du travail sur les hauteurs, mais l’identité de chaque événement vient de ce que sont étroitement associées toutes les caractéristiques du son, rendant celui-ci en quelque sorte «irremplaçable»; il n’est plus considéré abstraitement, et prend place dans l’organisation de l’œuvre selon les quatre paramètres de base dont la musique sérielle développera plus tard la systématisation: hauteur, intensité, durée, timbre. Parallèlement, chaque œuvre est pourvue d’une forme autonome au lieu de répondre à des cadres préétablis.

Les Trois Pièces pour violoncelle et piano sont une œuvre pivot dans la musique de Webern: il parvient à un chromatisme tellement généralisé que l’on ne perçoit plus de progression à l’intérieur de l’harmonie et qu’il règne sur l’œuvre une impression de statisme.

Faute de pouvoir suivre un mouvement continu, de se laisser emporter par le flux de liens déductifs, l’auditeur se trouve en état de perpétuelle surprise, l’articulation temporelle des événements étant sans cesse renouvelée; cette imprévisibilité ainsi que l’absence de périodicité et de symétrie ne sont pourtant pas totales: il ne reste d’ordonnance conductrice, de liaison, de répétition que ce qu’il faut pour rendre possible l’émergence hors d’un indéterminé pur que serait le silence.

À partir des Cinq Canons , opus 16, pour chant, clarinette et clarinette basse sur des textes liturgiques latins (1924), Webern sort en quelque sorte de ce qu’Henri Pousseur a pu appeler une «crise de l’indétermination». Le silence n’est plus conçu comme le vide absolu d’où naît tout son et auquel tout retourne; le silence devient ce qui rend les diverses unités sonores perceptibles, ce qui articule le temps; les temps de sons et de silences cohabitent dans l’œuvre, existant les uns par les autres; le silence devient une puissance aussi positive que le son.

Les polyphonies vocale et instrumentale sont devenues plus complexes et denses, liées à une utilisation systématisée des registres extrêmes; en effet, les écarts importants entre les notes troublent tout sentiment tonal qui pourrait surgir malgré la dispersion des figures sonores empêchant l’attention de se polariser sur des phénomènes favorisés par les habitudes acquises au cours de trois siècles de musique tonale.

À partir de l’opus 17 (Trois Mélodies populaires sacrées , pour soprano, clarinette, clarinette basse et violon, 1924), Webern utilise des séries dodécaphoniques; pour lui, la série assume la fonction fondamentale de garantir l’homogénéité de l’œuvre, son unité cohérente. Webern avait lu La Métamorphose des plantes de Goethe et avait été particulièrement attiré par l’idée d’une plante originelle dont toutes les autres seraient déduites. Ainsi, les séries qu’il met en jeu sont génératrices de toute l’œuvre, elles constituent son véritable noyau.

C’est également à partir de cette étape de son évolution que les dimensions temporelles de l’œuvre ne sont plus comprises à l’intérieur d’une simple opposition entre horizontalité (linéarité) et verticalité: des figures musicales sont conçues de telle sorte que toutes les dimensions intermédiaires soient développées; une des œuvres les plus caractéristiques de cette recherche est la Seconde Cantate (1943).

Dialectique des formes dans l’œuvre wébernienne

À partir de l’opus 20, Webern ressent la nécessité de donner plus d’ampleur à son système et, pour ce, il reprend certaines techniques anciennes délibérément mises à l’écart pendant une période où il avait fait table rase. Par exemple, dans le Trio à cordes , opus 20 (1927), il fait appel à la «grande forme», le premier mouvement s’apparentant à la forme du rondeau, le second à la forme de sonate. Dans la Symphonie , opus 21 (1928), le premier mouvement reflète le principe du canon, mais l’écriture révèle certains traits nouveaux, notamment la présence d’un double canon par mouvement contraire. Chaque caractéristique de l’œuvre (instrumentation, choix des timbres...) contribue à souligner ses propriétés structurelles, insiste sur les richesses potentielles de celles-ci. René Leibowitz précise que «l’aspect rythmique est si simple qu’il finit par s’exprimer en une symétrie presque totale, et pourtant cette symétrie est si raffinée qu’elle se confond avec l’asymétrie absolue»; en fait, Webern joue sans cesse sur les concepts d’identité et de différence, sur des systèmes de compensation. À partir de l’opus 21, Webern parvient à une grande maîtrise de l’art de la variation et du canon, techniques que l’on trouve dans les manifestations les plus anciennes de l’art polyphonique. Dans le Quatuor , opus 22 (1930), l’instrumentation est parfaitement liée au discours sériel; dans les Trois Chants , opus 23 (1934), pour soprano et piano, c’est le problème de la mélodie à l’intérieur d’une forme autre que la forme traditionnelle du lied qu’envisage Webern.

Les Variations pour piano , opus 27 (1936), sont sa première œuvre pour piano solo; il semble bien chercher une parfaite unité du discours sériel, et tend à préserver l’homogénéité de l’œuvre. À partir de ces Variations , l’idéal d’un ordre sériel se manifeste de plus en plus clairement. Les Variations pour orchestre , opus 30 (1940), et les trois œuvres composées avec chœur, Das Augenlicht , opus 26 (1935), la Première Cantate , opus 29 (1939), et la Seconde Cantate , opus 31 (1943), toutes trois écrites sur des textes de Hildegard Jone, réalisent un même équilibre entre la résurgence de formes traditionnelles et une pensée sérielle qui annonce les tentatives de Boulez, de Stockhausen, de Pousseur à partir des années 1950.

Selon les propres termes de Hildegard Jone, à propos de la Première Cantate , Webern souhaitait que ne soit perçu aucun centre de gravité, que la structure harmonique reste en état d’attente. Si Boulez a intitulé un de ses textes consacré à Webern «Le Seuil», c’est justement parce que ses œuvres ont constitué une base de réflexion et de travail considérable pour les musiques à venir; les apports de Webern sont multiples: ses recherches n’ont pas seulement été une étape décisive pour la pensée sérielle; son sens du temps musical, de la discontinuité et du silence ont profondément influencé des compositeurs que les conceptions esthétiques issues de la rhétorique musicale occidentale ne pouvaient plus satisfaire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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